Les BD Censurées à Travers le Monde : Entre Contrôle Idéologique et Liberté d’Expression

Rédigé par Louis Martin, Expert en Littérature Graphique et Censure Culturelle

La censure des bandes dessinées reste une pratique mondiale, reflétant des batailles idéologiques, religieuses et politiques. Des écoles américaines aux régimes autoritaires, des œuvres iconiques sont régulièrement interdites pour leur contenu jugé subversif. L’American Library Association a recensé 1 020 tentatives de censure ciblant 378 BD et romans graphiques, un chiffre multiplié par 20 depuis 2020. Cet article explore les mécanismes de cette censure, ses motivations et son impact sur la création artistique.

1. Censure Éducative : L’Histoire Jugée « Inappropriée »

  • Maus (Art Spiegelman) :
    Prix Pulitzer 1992, cette BD sur la Shoah a été interdite dans des écoles du Tennessee pour « langage grossier » et une scène de nudité. Les autorités ont jugé « inappropriée » la représentation de corps pendus ou d’enfants tués, bien que l’œuvre utilise des métaphores animales (souris = juifs, chats = nazis).
  • Persepolis (Marjane Satrapi) :
    Autobiographie d’une Iranienne durant la révolution islamique, retirée des écoles de Chicago pour « incitation à la rébellion ».

2. Censure Idéologique : La Lutte Contre les « Valeurs Non Traditionnelles »

  • Gender Queer (Maia Kobabe) :
    Œuvre la plus censurée aux États-Unis, ciblée pour ses thèmes queer et son « contenu explicite ». Des groupes comme Moms for Liberty l’accusent de « sexualiser les enfants », bien qu’elle aborde l’identité de genre chez les adolescents.
  • Flamer (Mike Curato) et Let’s Talk About It (Erika Moen) :
    Interdites dans 15 États américains pour représentation positive de l’homosexualité.
  • Wild Wind (Taslima Nasreen) :
    Bannie au Bangladesh en 2002 pour « blasphème », comme trois autres livres de l’autrice.

📊 Statistique : 80% des BD censurées aux États-Unis il y a peu traitaient de sujets LGBTQ+.

3. Censure Politique : Silencier la Mémoire Collective

  • Bangladesh :
    • Sreeti Ekattor (Tanvir Mokammel) : Documentaire sur la guerre d’indépendance de 1971, interdit en 1991 pour « anti-nationalisme ».
    • Lajja (Taslima Nasreen) : Roman graphique censuré en 1993 pour critique des violences anti-Hindoues.
      La Digital Security Act (2018) permet d’arrêter sans mandat les auteurs « critiques envers le gouvernement ».
  • Iran :
    Zahra’s Paradise (Amir et Khalil) : Interdite pour sa dénonciation des violences post-électorales de 2009.

4. Censure Religieuse et Culturelle : L’Art Sous Contrainte

  • Moyen-Orient :
    • Arabie Saoudite et Iran : Interdiction des représentations de corps féminins « trop exposés ». Les éditeurs adaptent les visuels : burkini obligatoire, suppression des décolletés.
    • Turquie :
      Tales of Arcadia censuré en 2019 pour une scène de baiser entre personnages féminins, jugée « pro-LGBTQ ».
  • Bangladesh :
    Hridoy Bhanga Dheu : Film d’animation interdit en 2011 car le méchant portait un « Mujib Coat » (veste symbolique associée à Sheikh Mujibur Rahman).

5. Marques et Éditeurs en Première Ligne

  1. Pantheon Books (Éditeur de Maus).
  2. Lion Forge (Distributeur de Gender Queer).
  3. Netra News (Média suédois censuré au Bangladesh).
  4. Al Jazeera : Bloqué au Bangladesh pour un reportage critique.
  5. The Daily Star (Journal bangladais sous pression gouvernementale).
  6. Humanoids (Éditeur de Persepolis en France).
  7. Top Shelf Productions (Maison de Blankets, BD censurée pour nudité).
  8. First Second Books (Éditeur de This One Summer).
  9. Dargaud (Distributeur européen de Lajja).
  10. Meta : Facebook bloqué au Bangladesh en 2010 pour « critiques de l’Islam ».

Résister Par la Création

La censure des BD révèle des fractures profondes : entre mémoire historique et récits officiels, entre liberté d’expression et contrôle étatique, entre progressisme et conservatisme. Aux États-Unis, la montée des groupes comme Moms for Liberty instrumentalise la « protection de l’enfance » pour cibler les minorités. Au Bangladesh, la Digital Security Act étouffe la presse sous prétexte de « lutte contre les rumeurs ». Pourtant, cette répression nourrit aussi des contre-stratégies :

  • Piraterie créative : Gender Queer circule sous forme de scans anonymes en ligne.
  • Éditions internationales : Maus a été réimprimée au Canada après son interdiction au Tennessee.
  • Plates-formes alternatives : Des auteurs bangladais publient depuis l’étranger via Netra News.
    Les festivals internationaux (Angoulême, Comic-Con) deviennent des bastions de résistance, exposant les œuvres censurées. Comme le rappelle Art Spiegelman, auteur de Maus :

« Interdire un livre sur l’Holocauste sous prétexte de gros mots, c’est orwellien. Cela révèle une volonté de blanchir l’histoire. ».
La bataille continue : 37% des bibliothèques scolaires américaines ont subi des pressions pour retirer des BD. Pourtant, chaque interdiction génère une vague de solidarité, rappelant que la bande dessinée reste un art essentiel pour questionner le monde.

Louis Martin est chroniqueur pour Le Monde des Livres et auteur de L’Art Interdit : Une Histoire Globale de la Censure Graphique (Éditions La Découverte).

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